J’ai lu le travail intéressant de l’équipe de Jorge Vas (1) sur l’action de E 38 (tiáo kǒu 条口) sur l’épaule douloureuse. Il confirme et conforte ce que j’avais appris en Chine, il y a plus de 30 ans en arrière. Depuis, j’applique régulièrement cette méthode de travail avec autant de succès que cet essai clinique randomisé le laisse entendre et le démontre scientifiquement.
Et pourtant, je ne peux que constater que les Anciens avaient une autre approche de ce point. Durant mes recherches et notamment au moment où j’ai écrit le livre « Vaincre la douleur par l’acupuncture selon les anciens » (Guy Trédaniel éditeur), j’ai découvert un univers d’une richesse incroyable. Car, l’acupuncture « classique » (opposée à l’acupuncture contemporaine chinoise) est généralement plus généreuse, plus large, plus subtile que notre approche zàng fǔ actuelle.
Ainsi, voici ce que j’ai appris au sujet de E 38 (tiáo kǒu 条口) concernant les indications de la douleur d’après les Classiques.
E 38 (tiáo kǒu 条口)
Fonctions selon l’acupuncture contemporaine :
- Détend les tendons et active les liaisons (luò 络)
- Harmonise l’estomac et régularise le qì
Applications contemporaines autour de la douleur :
- Périarthrite de l’épaule
- Gonalgie
- Sciatique
- Douleur de l’estomac et de l’abdomen
Indications selon les classiques :
- Douleur des jambes
- Douleur de la jambe sous le genou
- Douleur du genou
- Tuméfaction du dos du pied
- Obstruction (bì 痹) de type humidité du pied avec sensation de chaleur sous le pied
- Douleur, tuméfaction, endolorissement, froid et engourdissement des pieds et des genoux
Sources classiques :
Zhēn Jiǔ Jiǎ Yǐ Jīng (2) (Classique de l’ABC de l’acupuncture et de la moxibustion) : « Douleur des jambes, pieds détendus (i.e. faibles) qui ne peuvent marcher, obstruction de l’humidité (shī bì 湿痹), chaleur sous les pieds qui empêche de se tenir debout longtemps », (volume 10).
Qiān Jīn Yào Fāng (3) (Prescriptions majeures de milles onces d’or) : « Jambes froides qui empêchent de s’allonger, tuméfaction des jambes et du genou, douleur de la jambe sous le genou », (volume 30).
Zhēn Jiǔ Jù Yīng (4) (Collection du meilleur sur l’acupuncture et la moxibustion) : « [E 38 (tiáo kǒu 条口)] est essentiel pour les engourdissements des pieds, (…) chaleur sous le pied qui empêche de se tenir debout longtemps, pieds froids et douleur du genou, jambe froide par obstruction de l’humidité (shī bì 湿痹), douleur de la jambe et tuméfaction sous le genou, torsion des tendons, pieds impotents », (volume 1).
Yī Xué Rù Mén (5) (Rudiments de médecine) : « obstruction de l’humidité (shī bì 湿痹), jambes froides, douleur des pieds et des genoux qui sont faibles et relâchés » (volume 1).
Lèi Jīng Tú Yì (6) (Complément illustré du classique des classifications) : « Engourdissement, douleur, tuméfaction, endolorissement et froid des pieds et des genoux, tuméfaction du dos du pied avec torsion des tendons, obstruction de l’humidité (shī bì 湿痹) des pieds avec chaleur sous le pied, pieds faibles et impotents qui empêchent de se tenir debout longtemps » (volume 6).
Zhēn Jiǔ Jí Chéng (7) (Compilation sur l’acupuncture et la moxibustion) : « Douleur, tuméfaction, endolorissement, froid et engourdissement des pieds et des genoux, tuméfaction du dos du pied avec torsion des tendons, obstruction (bì痹) du pied avec chaleur sous le pied, pieds faibles et impotents qui empêchent de se tenir debout longtemps » (volume 3).
Explications & justifications
Il existe une certaine cohérence entre les différents grands classiques qui évoquent les indications de E 38 (tiáo kǒu 条口). Ses cibles privilégiées concernant la douleur sont : genoux, jambes et pieds. Comme E 31 (bì guān 髀关), E 34 (liáng qīu 梁丘), E 36 (zú sān lǐ 足三里) et E 37 (shàng jù xù 上巨虚), c’est l’un des grands points de la douleur de la jambe, du genou jusqu’au pied. Il est vrai qu’il est localisé sur le canal du zú yáng míng qui est situé sur la face antérieure de la jambe et qui est l’un des canaux yáng qui nourrit et donne la force aux membres inférieurs. En outre, c’est un des points les plus puissants du zú yáng míng qui est un canal réputé être très riche en qì et en sang. En effet, le chapitre 78 du Huáng Dì Nèi Jīng Líng Shū (Pivot spirituel du classique interne de l’Empereur Jaune) dit : « Le yáng míng a beaucoup de sang et beaucoup de qì ». Cela signifie entre autres que les points de ce canal ont la capacité de mobiliser fortement le qì et le sang pour éliminer une stagnation de qì, une stase de sang ou un pervers externe qui bloquent les canaux dans les membres. Grâce à cela ils possèdent la capacité d’éliminer toute obstruction (bì痹) localement.
Concernant la jambe, nous nous rappellerons que tous les canaux du réseau de l’estomac traversent celle-là, essentiellement sur sa face antérieure. Nous pouvons retenir que le canal tendineux (jīng jīn 经筋) parcourt l’ensemble du membre inférieur avec deux branches à partir de E 41 (jiě xī 解溪) jusqu’à la hanche. C’est avec le canal régulier (zhèng jīng 正经), l’un des canaux les plus importants pour la nutrition et la mobilisation de la jambe et de la cuisse. Au sujet du genou, le canal tendineux (jīng jīn 经筋) de l’estomac se dédouble au niveau de la jambe. Une branche vient s’insérer dans la face antéro-externe du genou, une autre vient s’insérer dans la rotule. Par ailleurs, canaux régulier et divergent passent aussi par la face externe du genou. Concernant le pied, le canal tendineux (jīng jīn 经筋) s’étale sur tout le dos du pied et s’insère dans le cou-de-pied au niveau de E 41 (jiě xī 解溪). Il en est de même du canal régulier (zhèng jīng 正经) qui se ramifie en trois branches sur le dos du pied. Nous savons qu’en médecine chinoise, il existe un grand principe : « bù tōng zé tòng » (不通则痛) qui signifie « Quand ça ne circule pas alors il y a de la douleur ». Ainsi, en désobstruant l’ensemble des canaux du zú yáng míng, E 38 (tiáo kǒu 条口) favorise une circulation fluide dans tout le membre inférieur, atténuant ainsi la douleur. Il est à noter qu’il est utile autant pour la sensation de chaleur ou de froid du pied, ainsi que pour la sensation de froid dans la jambe.
Enfin, soulignons que l’on ne retrouve pas dans les classiques une quelconque action de ce point au niveau de l’épaule. Les anciens ne l’utilisaient pas pour cette articulation. Cela n’emêche pas d’imaginer que le zú yáng míng 足阳明 activé par E 38 (tiáo kǒu 条口) puisse régulariser le shǒu yáng míng 手阳明 où se situe souvent la périarthrite d el’épaule.
Les références contemporaines :
- Zhen Jiu Xue (Acupuncture & Moxibustion), de Sun Guo Jie et autres, Editions de la santé du peuple, Beijing, 2000
- Zhen Jiu Shu Xue Liao Fa (Méthode des points d’acupuncture et de moxibustion), de Li Ping Hua et autres, Editions des livres anciens de la médecine chinoise, Beijing, 1996.
- Atlas d’acupuncture chinoise, de H. Solinas, B. Auteroche, L. Mainville, Editions Maloine, 1990.
- Acupuncture : les points essentiels, de Philippe. Sionneau, Editions Trédaniel, 2000
- Vaincre la douleur par l’acupuncture, de Philippe Sionneau, Editions Trédaniel, 2018
- L’ouvrage qui regroupe les classiques cités : Compilation des chef-d’œuvres de l’acupuncture & moxibustion, Editions Hua Xia, Beijing, 1996.
Notes :
(1) Vas J, Perea-Milla E. Les effets immédiats de la puncture du E 38 (Tiao Kou) dans l’épaule douloureuse et l’importance du deqi. Acupuncture & moxibustion 2004;3(3):167-174
(2) Ouvrage publié sous la dynastie Wei vers 259 ap. jc. et écrit par Huáng Fǔ Mì 皇甫谧 (214-282). Il constitue après le Huáng Dì Nèi Jīng Líng Shū, le premier grand classique dédié principalement à l’acupuncture et à la moxibustion. Il est la référence incontournable en acupuncture depuis sa parution. Son étude est indispensable à tout acupuncteur qui se respecte. Il intègre partiellement un ancien ouvrage d’acupuncture perdu aujourd’hui, le Míng Táng Kǒng Xué Zhēn Jiǔ Zhì Yào 明堂孔穴针灸治要 (Traitements essentiels des points d’acupuncture et de moxibustion du palais lumineux), ainsi que le Sù Wèn et surtout le Líng Shū qu’il enrichit sensiblement au niveau de l’application clinique des points d’acupuncture. La version que nous utilisons de nos jours est celle parue dans le Gǔ Jīn Yī Tǒng Zhèng Mài Quán Shū 古今医统正脉全书 (Compendium des œuvres correctes anciennes et modernes) en 1601.
(3) Ouvrage publié sous la dynastie Tang et écrit par Sūn Sī Miǎo 孙思邈. Le Qiān Jīn Yào Fāng (Prescriptions majeures de mille onces d’or) et son complément le Qiān Jīn Yì Fāng (Prescriptions supplémentaires du Qian Jin [Yao Fang]) peuvent être considérés comme la première encyclopédie médicale en Chine. Ces livres parlent de pharmacopée mais aussi d’acupuncture et de moxibustion, de diététique, d’hygiène, de méthode de prévention (yǎng shēng 养生). Sont présentées dans ces deux ouvrages des centaines de substances médicinales, des milliers de formules de pharmacopée, de très nombreuses formules d’acupunctures dont les fameux treize points démons (shí sān guǐ xué 十三鬼穴), les pratiques médicales chamaniques (celles des fāng shì 方士)… Sūn Sī Miǎo, érudit, humaniste et défenseur de l’éthique médicale (influencée autant par le taoïsme, le confucianisme que le bouddhisme), influa sur de nombreuses générations de médecins en Chine et au Japon. Ses travaux constituent toujours aujourd’hui une référence essentielle.
(4) Ouvrage publié en 1529 sous la dynastie Ming et écrit par Gāo Wǔ 高武. Acupuncteur célèbre, il fut à l’origine de la production de trois statuettes en bronze : un homme, une femme, un enfant, avec la localisation des points et des canaux. Cet ouvrage présente de nombreux traitements et méthodes d’acupuncture. C’est également un des grands classiques de l’acupuncture. Les indications des points présentés dans le Zhēn Jiǔ Dà Chéng 针灸大成 (Compendium de l’acupuncture et de la moxibustion) sont en très grande partie issues du Zhēn Jiǔ Jù Yīng.
(5) Ouvrage publié pour la première fois en 1575 sous la dynastie Ming, et écrit par Lǐ Chān 李梴 alias Lǐ Jiàn Zhāi李建斋. Médecin confucianiste, il développe dans son œuvre les vertus nécessaires à la pratique médicale. Le Yī Xué Rù Mén est un livre didactique qui eut un grand succès à son époque (plusieurs rééditions) et qui présente les théories fondamentales de la médecine chinoise ainsi que le diagnostic, l’acupuncture, la pharmacopée et certaines spécialités. Il demeure une référence importante pour la compréhension et la pratique de la médecine chinoise.
(6) Ouvrage publié sous la dynastie Ming en 1624 et écrit par Zhāng Jiè Bīn 张介宾 (1563-1640) alias Zhāng Jǐng Yuè 张景岳 ou bien encore Zhāng Huì Qīng 张会卿, l’une des grandes figures de la médecine chinoise. Comme son nom l’indique ce texte est l’un des compléments de son livre majeur : le Lèi Jīng (Classique des classifications) qui est l’un des plus importants commentaires du Nèi Jīng (Classique interne). Il intègre de nombreuses illustrations, diagrammes… Une grande partie de ce texte est consacrée à l’acupuncture. La théorie personnelle la plus célèbre de Zhāng Jiè Bīn est de dire que le yáng n’est jamais en excès. Au contraire, étant à la base de la vie, il est plutôt en vide, d’où la nécessité de le renforcer. C’est pour cela qu’on fait de lui l’un des principaux représentants de « l’école de la tonification tiède ».
(7) Ouvrage écrit par Liào Rùn Hóng 廖润鸿 sous la dynastie Qing et publié en 1874. Il s’agit d’un livre qui tenta de synthétiser l’ensemble des connaissances en acupuncture jusqu’alors. Il contient une foule d’informations : méthodes d’acupuncture et de moxibustion, présentation des points hors canaux, syndromes des canaux, localisations des points, les cinq points de transport (wǔ shū xué 五输穴), traitements des maladies par zones du corps ou par symptômes dont toute une partie sur la psychose maniaque kuáng (狂) et l’épilepsie, gynécologie, pédiatrie, points interdits à la puncture, à la moxibustion, illustrations, etc.